Paru dans Libération le 10 avril 2017 avec Hasna Hussein

http://www.liberation.fr/debats/2017/04/09/daech-l-armee-mediatique-gagne-du-terrain_1561570

Nous ne pouvons que nous réjouir du recul historique de Daech sur le sol syrien et irakien. Mais sans vouloir jouer les oiseaux de mauvais augure, il faut réaliser qu’une fois Daech éradiqué sur le terrain, nous allons nous retrouver confrontés à plusieurs menaces qui vont rapidement croître de manière exponentielle.

Faut-il alors se contenter de se satisfaire, comme beaucoup, d’une future victoire de la coalition ? Non, absolument pas. Bien sûr, l’Etat islamique (EI) se bat pour la survie territoriale de son califat. Certes, depuis le discours de proclamation dudit califat le 4 juillet 2014, Al-Baghdadi a bataillé pour maintenir ses positions contre la coalition occidentale. L’incessante bataille de Palmyre, prise, perdue, reprise, et finalement reperdue le 14 janvier, en est un parfait exemple. Des 91 000 km² conquis de 2012 à la naissance officielle de Daech sur la terre de Châm («Levant»), soit l’équivalent du Portugal ou de la Hongrie, l’organisation avait déjà perdu près de 15 % de son territoire en 2015. Puis le processus s’est accéléré. Aujourd’hui, le régime syrien, les Kurdes, et les forces occidentales ont reconquis Kobané, Dabiq, Minbej, Fallouja, Ramadi, Palmyre, Alep et probablement bientôt Mossoul. L’organisation terroriste a perdu depuis début 2016 plus d’un quart de son territoire initial. Elle restera dans l’histoire pour avoir provoqué une des plus graves crises humanitaires mondiales depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.

Mais le plus inquiétant pour le monde occidental, pour le monde arabe à majorité musulmane et toute la planète, en réalité, est que plus le territoire de Daech se fait peau de chagrin, plus son idéologie se répand de manière directe ou insidieuse. Jamais nous n’avons connu autant d’attentats. Ce n’est pas tant le signe d’une agonie que celui de nouvelles vocations, de déceptions, de frustrations suscitées par une idéologie loin d’être moribonde.

L’autre source d’inquiétude est de constater que maintenant Daech «revend» sa marque de fabrique et crée, ou est sur le point de créer des «filiales» en Asie du Sud-Est, notamment en Indonésie, le plus grand pays musulman, ou dans des zones conflictuelles idéales au cœur d’Etats faibles ou faillis comme dans certains pays d’Afrique centrale, en proie à de régulières tensions entre chrétiens et musulmans. De quoi promettre à terme des guerres civiles et culturelles au sein même des Etats où l’idéologie destructrice de Daech a germé. Et plus que jamais, une grande partie de cette action continue de passer par la communication et la propagande, contrairement à ce que beaucoup pensent.

Daech inonde le cybermonde avec toutes sortes de productions médiatiques des plus modernes : images et vidéos de propagande, magazines, bulletins de guerre, textes de leaders, anasheed («chants jihadistes») disponibles en une trentaine de langues : arabe, français, anglais, allemand, chinois, turc… Le groupe terroriste poste en moyenne entre trois et quatre nouvelles vidéos de propagande par jour. La qualité est toujours au rendez-vous.Le professionnalisme médiatique de Daech s’inspire largement des arts et des nouvelles techniques de productions cinématographique et télévisuelle.

Les vidéos de Daech utilisent largement les effets spéciaux en image (3D) et en son (souvent des anasheed). Pour les images, il s’agit souvent d’une combinaison entre des clichés d’abord diffusés par les géants des médias d’information (CNN, Euronews, BBC, Al-Jezira, BFMTV, etc.) puis détournés, ou des images issues de la pop culture (de films tels que Saw, Matrix, American Sniper ou de videogames tels que Call of Duty, Mortal Kombat X et Grand Theft Auto) ; ou même des images tournées par les propres équipes médias de l’organisation terroriste.

Le nombre et la qualité professionnelle des productions de Daech révèlent la présence d’une armée médiatique interne et externe. Daech se dote de plusieurs équipes de professionnels dans les différents bureaux ; plusieurs centaines de vidéastes, producteurs et éditeurs dirigés par plusieurs équipes de hauts responsables médias. Ce sont des gens qui possèdent des compétences acquises parfois dans des chaînes ou studios professionnels, et qui maîtrisent les dernières technologies de la communication et de l’information. Les hauts responsables médiatiques sont traités comme des «émirs», au même rang que leurs équivalents militaires, formant une classe privilégiée, avec un statut, des salaires et des conditions de vie bien au-dessus des combattants ordinaires.

Le professionnalisme et le flux continu qui caractérisent la stratégie communicationnelle de Daech révèlent aussi l’énorme budget de cette machine de propagande médiatique. Les dépenses du bureau médiatique de Raqqa sont estimées à plus de deux millions de dollars. A l’instar d’autres régimes totalitaires, cette stratégie constitue un moyen de justifier sa raison d’être, d’exercer un contrôle politique et d’assurer sa survie. Il est donc urgent de produire en masse des discours alternatifs pour contrer cette propagande néofasciste.

Hasna Hussein est auteure du carnet de recherche : http://www.cdradical.hypotheses.org/

Sébastien Boussois Chercheur en sciences politiques associé à l’Université libre de Bruxelles (ULB), spécialiste des relations euroméditerranéennes , Hasna Hussein Sociologue du genre et des médias, chercheure associée au Centre Emile-Durkheim (Bordeaux)