Tel-Aviv, mutations d’une ville monde »

S5002255

 

« Was I sitting in Jaffa or Tel Aviv ? I couldn’t be sure. (…)The relationships between ancient Jaffa and twentieth-century Tel-Aviv is a metaphor for that between Israel and the Palestinians »

Adam Lebor, City of Oranges Arabs and Jews in Jaffa[1]

 INTRODUCTION

Tel Aviv a tout d’une grande capitale, mais pour des raisons politiques, elle ne l’est pas : c’est Jérusalem pour Israël[2]. Pourtant, avec plus de trois millions d’habitants, la zone urbaine de Tel Aviv qui regroupe 250 communes, constitue la plus grosse ville juive au monde, devançant largement New-York. Tour à tour symbole de la conquête sioniste, de la résistance politique juive à son environnement géopolitique arabe, de l’idéal collectiviste et socialiste, puis de l’entreprise néolibérale et spéculative, la ville blanche est prise dans de nombreuses contradictions qui n’en font nullement, comme toute grande agglomération, un espace homogène et égalitaire pour l’ensemble de ses concitoyens.

Elle est peut être devenue la ville la plus libre et tolérante d’Israël et de la région mais avec de fortes tensions originelles, le pari était loin d’être gagné. Il suffit d’observer Tel Aviv de l’avion, son caractère déstructuré, ce front de mer bétonné, ses quartiers entiers de bâtiments à deux ou trois étages, aux allures vieillottes et non rénovées et au sud, Jaffa, pour s’en rendre compte. La city, au nord, tranche en effet avec la colline de Yafo. Vidée de ses habitants arabes en 1948, entièrement réhabilitée, elle brille de mille feux, avec sa place de village, son église franciscaine, son minaret et son joli front de mer méditerranéen. Du ciel, le choc architectural général est violent et témoigne de l’histoire mais aussi des clivages socio-économiques. « C’est la ville laide la plus belle de la planète »[3] affirmait Yoel Marcus, éditorialiste au Haaretz, journal libéral israélien de gauche, à propos de « sa » ville en 2007. Le vieux tranche avec le neuf, le classé avec l’inclassable, et les maison bauhaus des années 1920 avec les tours de bureaux aux allures déconstruites voire détruites. Il nous faut revenir sur quelques éléments préliminaires pour comprendre cette ville complexe qui a certes le mérite de bouger, mais peut être un peu trop vite pour que toutes les strates sociales qui l’habitent parviennent à suivre.

Une ville de contradictions socio-historiques

D’emblée, la question peut paraître provocante, mais elle permet de poser le sujet : après un siècle d’existence, il convient de revenir sur l’histoire de cette ville-monde en en soulevant les contradictions, les déséquilibres et les déchirements internes. Capitale reconnue par la communauté internationale, Tel Aviv s’est constituée sur un socle socio-géographique arabe dont Jaffa est le parangon de la politique de « désarabisation » de la terre de Palestine depuis le début du XXe siècle. Puis de nombreuses strates ethniques et culturelles se sont greffées à la société originelle. De ces tensions sociétales complexes, elle est parvenue pourtant à devenir un espace de respiration dans le pays. Tandis que beaucoup idéalisent cette « bulle » comme le reflet du caractère libéral et pluri-culturel de Tel Aviv, la droite religieuse et nationaliste y voit d’abord un repère de gauchistes, de post-sionistes, de mécréants, et de Juifs peu soucieux des traditions séculaires du peuple hébreu.

Un processus d’agrégation sur un temps record ou les mécanismes de construction d’une ville-monde unique

Avec les pogroms en Russie, l’antisémitisme et le génocide en Europe, et la « menace démographique » arabe, il fallait peupler la terre d’Israël.

La question de l’immigration en Israël est intéressante pour au moins quatre raisons : le jeune âge du pays (64 ans) ; l’étroitesse de ce dernier et son « encerclement » géographique symbolique et réel ; l’importation en Orient d’un modèle social européen et la question de l’adaptation à son environnement de toute une population peu rouée au Moyen-Orient ; la cohésion de tant de segments socio-ethniques différents de par leur origine, leur religion et leur culture et leur regroupement massif dans une grande métropole comme Tel-Aviv. Du peuplement d’un foyer juif à la fin du XIXe siècle à la création de l’Etat en 1948, de l’immigration mythique des Juifs qui arrivent dans un pays neuf sacralisé et qui fait rêver à la poursuite permanente de l’aliyah des Juifs du monde entier en terre d’Israël grâce à la loi du retour, en passant par l’immigration économique essentiellement non juive après l’effondrement du bloc soviétique[4] et par les famines en Ethiopie[5] : avec un rythme d’immigration aussi soutenu, la société israélienne trop hétérogène est au bord de l’implosion.

Un siècle c’est beaucoup et peu à la fois pour une ville. La relative jeunesse de Tel Aviv peut difficilement laisser supposer que la « colline du printemps »[6] ait pu être le résultat admis par tous et pour tous d’une lente agrégation des différentes strates sociales locales et immigrées qui composent aujourd’hui la région. Il fallait parer à l’urgence, et le produit de cette immigration accélérée a conduit à une urbanisation elle aussi accélérée, voire chaotique, bien loin des fondements idéologiques du sionisme laïc chers aux pionniers plus ruraux et aux Juifs du Yichouv du temps de la Palestine mandataire. Pourtant, cette main d’œuvre devait servir la terre jusqu’à ce que la société s’urbanise et se tertiarise.

Tel Aviv reflète assez bien ce que la société israélienne est devenue : urbanisée, individualisée, paupérisée et déstructurée, aux antipodes des idéaux sionistes ruraux, socialisants et collectivistes pour la prospérité du plus grand nombre.  Ainsi Tel Aviv est devenue la plus grande mégalopole de l’Etat juif, et non plus de l’Etat des Juifs[7] comme Herzl l’avait imaginé, c’est à dire le symbole d’un Etat laïc destiné à accueillir tous les Juifs dans une logique d’Etat-nation. Le pays est  devenu depuis un Etat guidé par la ségrégation sociale et religieuse, sans mariage civil et avec loi du retour qui permet à tout juif d’être accueilli. Quelle place alors dans cet Etat dit « juif et démocratique » pour toutes les minorités qui ne seraient pas juives ou pas totalement juives au regard de la stricte loi juive, la Halakha, et en particulier pour les Arabes? Concernant la place des Arabes en Israël,  Laurence Louër résumait assez bien la situation dans son ouvrage Les Citoyens arabes d’Israël[8] :« La différence des citoyens arabes est aussi le fait de l’Etat. En partie liée aux impératifs sécuritaires (…), la différence prend plus profondément sa source dans la conception de l’Etat mise en œuvre par les pères fondateurs d’Israël. »

Une ville fière de ses libertés dans une région hostile: forces et faiblesses de la « bulle »

On retient pourtant aujourd’hui de Tel Aviv son côté européen ashkénaze, jeune, opulent, branché et décalé en marge des tensions régionales et nationales. Symbole de liberté dans la région, elle ne l’est pas vraiment pour les Arabes et les Musulmans, qui y voient encore la provocation ultime de ce que l’opération de conquête européano-sioniste a généré de plus occidental et colonialiste dans la région. Quand des missiles tombent sur Tel Aviv lors de la seconde guerre du Golfe en 1991, quand, dans une diatribe anti-israélienne prononcée lors d’une conférence en 2005, Mahmoud Ahmadinejad menace Tel-Aviv et appelle à rayer Israël de la carte, et quand le Hezbollah menace Tel-Aviv, c’est tout le pays qui est visé : Tel Aviv devient Israël, Israël devient Tel Aviv, le symbole juif et israélien qu’il faut détruire.

Côté juif, Tel Aviv n’est guère plus appréciée de la droite nationaliste et des ultra-orthodoxes qui y voient un lieu de débauche, une nouvelle Sodome et Gomorrhe. En effet, Tel Aviv a été élue première destination touristique gay au monde dans une récente enquête[9]. On y organise la venue de charters entiers de gays du monde entier. Si l’on parle d’une bulle pour les Israéliens relativement privilégiés qui de là y oublient la guerre avec les Palestiniens, le Hamasthan et même l’occupation des Territoires, c’est que l’on doit bien reconnaître que la ville est un havre de paix et de loisirs, où il y fait bon vivre en toute saison, grâce à son climat, ses espaces verts, ses commerces, ses animations, ses attractions, sa cuisine, et sa joie de vivre : en deux mots, son atmosphère méditerranéenne. Les minorités sexuelles y vivent librement contrairement à ce qui se passe dans la région puisque l’on y trouve boites branchées, saunas gays, mais également sex shops ou spectacles de strip-teases divers. La plage du Hilton est réputée pour y être un lieu de drague gay tout comme le parc de l’Indépendance, considéré selon l’universitaire israélien Amir Fink comme un symbole de la libération homosexuelle dans le pays et comme « le lieu de rencontres gay le plus connu d’Israël »[10]. Chaque année la gay-pride de Tel Aviv fait le plein, et elle a désormais même essaimé à Jérusalem ; ce qui n’est pas sans poser à chaque évènement quelques tensions et heurts entre les manifestants et les ultra-orthodoxes de Méa-Sharim comme en 2005 lorsqu’un « ultra » a poignardé trois d’entre eux[11]. Tel Aviv est la bulle qui essaime, mais elle subit parfois aussi en son sein les contrecoups de son « arrogance » libérale. Un autre juif religieux commettait une fusillade au Centre gay et lesbien de Tel Aviv le 1er août 2009, faisant malheureusement deux morts[12]. Malgré le vent de liberté qui souffle sur elle et malgré la bulle qu’elle constitue à l’échelle du pays, Tel Aviv mène quand même sa guerre du quotidien après avoir  parcouru un long chemin de combats socio-économico-politiques en un siècle. Elle est faite de contradictions, des fruits d’une construction contre-nature en un temps record et qu’elle est devenue un puissant instrument politique au détriment des Arabes, des marginaux et des pauvres de ce pays. Tel Aviv est parvenue, en partie, à sublimer ces tensions et rayonne à l’extérieur ; elle est une vitrine, et se révèle être aussi lorsque l’on creuse un peu un spectre exhaustif des tensions qui traversent la société israélienne et un excellent prisme des failles qui traversent le modèle sioniste depuis trente ans. Dans le même temps, la ville n’a jamais aussi bien défendu les couleurs de la liberté et de l’égalité dans une région aux multiples blocages identitaires, sociaux en termes de droits fondamentaux. Retour sur une ville aux multiples paradoxes et parfois à la limite de la schizophrénie.

  1. Tel Aviv, catalyseur des tensions originelles entre Juifs et Arabes (1880-1948)

« La Colline du Printemps » revient de loin. Elle n’est pas née dans la douceur puisqu’elle se créée sur une ancienne ville arabe quasi-anéantie sociologiquement parlant : Jaffa. Ce que le sociologue israélien Baruch Kimmerling en son temps aurait pu appeler un « politicide »[13]. Dans un de ses ouvrages en 2003, il nommait ainsi l’opération israélienne qui consista à vider progressivement la communauté et l’espace palestinien de toute réalité, de déconstruire son fonctionnement, voire d’en nier son existence purement et simplement.  De la ville arabe de Jaffa au XIXè siècle, il ne reste quasi rien ; en tout cas, rien d’époque. Aujourd’hui, elle est devenue un musée, rénové, blanchi, et sert davantage de lieu de promenade exotique et de décor pour les photos de mariage puisque la vue sur tout Tel Aviv y est imprenable. En réalité, ce qu’on appelle Tel Aviv-Yafo aujourd’hui, a englouti dans sa construction chaotique et historique le passé, le présent, et hypothéqué l’avenir arabe de Jaffa. Pourtant, cette ville millénaire possédait l’un des plus anciens ports antiques de la méditerranée. Héritière des passages des grandes civilisations antiques, des Egyptiens aux Byzantins en passant par les Romains, elle fut aussi le lieu d’accueil des Croisés avec Saint-Jean d’Accre.

Le passé arabe de la ville a été en partie gommé et Jaffa est devenu le paradigme des tensions historiques entre Juifs et Arabes en Palestine et le reflet du déni israélien à l’égard des Palestiniens.

L’histoire de Jaffa : une « désarabisation » par étapes du XIXe siècle au XXe siècle

Pourtant, si l’on remonte l’histoire, Tel Aviv vit parce que Jaffa, la ville arabe sur laquelle elle est bâtie a été vidée de ses Arabes. Très tôt, et dès le milieu du XIXe siècle, Jaffa devient le symbole de l’entreprise de construction sioniste en Palestine. En 1855, le philanthrope Sir Moses Montefiore acheta les premières terres juives en Palestine, à Jaffa, puis de nombreuses autres, et Alfred Rotschild créa la Jewish colonisation association (PICA). Plus tard, l’Alliance israélite universelle y construira une école agricole, symbole de la sacralisation de cette terre nouvelle qui devrait revenir un jour aux sionistes. Progressivement, Jaffa va devenir le centre du sionisme en Palestine, mêlant ashkénazes et séfarades. La ville va voir sa population passer de 1 000 dans les années 1880 à près de 40 000 habitants en 1910. Parmi eux, 8000 Juifs qui commencent à se sentir à l’étroit. Les années 1910 vont marquer un tournant dans la cristallisation des relations entre Juifs et Arabes à Jaffa ; d’autant que des tensions naissent du grignotage de l’espace commun par les sionistes. La ville n’est pas épargnée par les grandes révoltes arabes de 1921 et 1936 ; et la première Guerre mondiale, l’effondrement de l’Empire ottoman et le mandat britannique sur la Palestine reconfigurent les rapports de force : les Britanniques protègent les Juifs contre les Arabes en révolte qui cherchent à se rendre vers le foyer juif construit depuis 1906 en dehors de Jaffa : Tel Aviv. La ville devient le centre culturel et politique du foyer juif. Catherine Weill-Rochant, architecte française et enseignante à l’Ecole nationale supérieure d’architecture de Paris, décrivait dans un article la perception qu’avaient les pionniers de cet espace à construire : « La ville se développera tout au long du XXe siècle, certes, pour moitié sur le sable, mais aussi pour moitié sur le parcellaire agricole et sur les villages qui entouraient Jaffa. (…) Pour ces adeptes de l’histoire, c’est avec la venue des fondateurs de la ville, au tournant du XIXe siècle, que surgirent Tel Aviv et ses infrastructures régionales. La terre leur était promise, elle était donc vierge. »[14] Les Arabes vont donc vite devenir un problème.  Et selon Esther Benbassa, directrice d’études à l’EPHE Sorbonne, auteur avec Jean-Christophe Attias de Israël, la terre et le sacré, l’opposition entre sionisme original rural et sionisme de conquête urbain se matérialise rapidement, non plus seulement entre Juifs et Arabes, mais au sein même des rangs juifs : « Le manque total d’intérêt des sionistes pour la ville était en contradiction flagrante avec la réalité puisque la grande majorité des Juifs de Palestine était urbaine. Le secteur rural ne dépassa jamais le taux de 30% de la population juive et il n’en représente que 15% actuellement. (…)Aucune ville ne fut fondée, exception faite de Tel Aviv en 1909 à un moment où l’ethos pionnier et agricole ne dominait pas encore  totalement le sionisme local (…) Le clivage entre agriculture de gauche et ville de droite (particulièrement Tel Aviv[15]) crée les conditions d’un conflit entre ruraux et urbains sur la scène politique du pays »[16]

Alors que le nationalisme arabe gagne en intensité face à la montée des sionistes et aux tergiversations des Britanniques mandataires, la grève générale est déclarée entre avril et octobre 1936 et le port de Jaffa, pivot commercial stratégique, est fermé par les Arabes. Le sort de Jaffa, capitale culturelle et économique de la Palestine, donc bourgeoise, n’est pas simple : de la Commission Peel[17] au plan de partage des Nations unies qui est voté le 29 novembre 1947[18], la caractéristique ethnique majeure de Jaffa (forte densité arabe) nécessite un traitement particulier. Avec Jérusalem et Bethlehem, Jaffa devrait plutôt être une enclave sous contrôle britannique selon la commission Peel. Tandis que d’après le plan de partage de 1947, Jaffa ferait plutôt partie du futur Etat palestinien. Mais comment imaginer une telle enclave arabe en sécurité, autonome, et viable au milieu de l’Etat juif ?

En attendant les hostilités s’accentuent entre Juifs et Arabes autour de Tel Aviv et à Jaffa même, où des extrémistes juifs perpétuent des attentats et des Palestiniens tirent sur les rues du centre de Tel Aviv. L’historien Benny Morris revient dans nombre de ses travaux, et notamment dans The Birth of the Palestinian Refugees problem[19], sur la situation conflictuelle de l’époque :  les Arabes ont commis des attentats contre des civils à Tel-Aviv et Jaffa : des passagers de bus ont été tués et le nouveau centre commercial a été endommagé par les tirs d’un sniper embusqué. Palestiniens et Arabes ont ensuite généralisé la guerre, aggravant inéluctablement le sort des réfugiés. En cela, les responsabilités sont multiples et complexes autour de l’axe Tel Aviv Jaffa. Et la situation à Jaffa ne reflète guère l’attitude d’expulsion générale des sionistes parce que Jaffa a une sociologie particulière. En effet, les premiers départs volontaires des Palestiniens de Jaffa comme d’Accre et d’Haïfa concernaient les populations bourgeoises palestiniennes. La judaïsation de Jaffa et le départ de ses habitants est largement dûe aux départ volontaire des catégories aisées de la population palestinienne. Benny Morris analyse le « départ en masse » des Palestiniens autour de deux grandes vagues, sensiblement identiques, avant et après la création de l’Etat. L’on sait aujourd’hui que les premiers départs volontaires concernent les catégories aisées de la population palestinienne, notamment de Haïfa et Jaffa. L’historien, dans The Birth of the Palestinian Refugéee Problem[20] éclaire en détail les raisons qui ont conduit au dépeuplement des 369 villages évoqués. Pour environ 230 d’entre eux, les habitants sont partis après l’assaut des troupes juives; et pour 41 villages à l’issue d’attaques particulièrement violentes. La fuite est liée à la peur des massacres, notamment après celui de Deir Yassin. Morris n’estimait qu’à 6 le nombre de villages abandonnés à l’appel des autorités arabes locales. Jaffa est donc un cas à part. Vidée de ses riches, elle est assiégée par le Lehi et l’Irgoun, les milices de défense juive. On estime le nombre d’habitants qui ont fui en avril 1948 à 25 000 personnes.

Jaffa représente-t-il le symbole de la politique d’expulsion menée par les Israéliens ? Pas vraiment. Il faut davantage isoler le cas de Jaffa du reste de celui de la Palestine. Au delà de la pertinence des travaux de Benny Morris, Weill-Rochant résume elle aussi bien l’éternel débat entre historiens: « Pour les uns, en 1948, la ville [Jaffa] a été envahie et vidée de ses habitants, pour les autres, les habitants ont fui et Jaffa était considérée comme un vieux quartier, qu’il apparut naturel d’intégrer à Tel Aviv, capitale temporaire du nouvel Etat d’Israël »[21]. La bataille en avril 1948 pour relier Jérusalem à Tel Aviv est l’une des conquêtes les plus importantes et violentes du pays pour sa libération dans ce que l’on appelle pour les uns, le premier conflit israélo-arabe, pour les autres, la guerre d’indépendance. Les attentats des milices extrémistes juives se multiplient dans les villes à forte présence des deux communautés comme Haïfa et Jaffa. Dans son ouvrage City of Oranges[22], Adam Lebor décrit cette ambiance de fortes tensions : « L’Irgoun pose des bombes dans les quartiers arabes de Haïfa, Jaffa et Jérusalem » tout en relevant quelques actes isolés d’apaisement comme ce « pacte de non agression signé entre les propriétaires arabes et juifs afin que les plantations d’orangers autour de la ville soient épargnées »[23]. Mais ce fut rare. Comme le soulignait Menahem Begin, l’ancien Premier ministre israélien dans son ouvrage The Revolt[24] : « La conquête de Jaffa est un évènement de première importance dans la conquête du peuple juif pour son indépendance en 1948 ».

La judaïsation accélérée d’une terre et l’annexion progressive de Jaffa dans les mots et les faits

Tel Aviv est par bien des aspects l’archétype de la ville coloniale. Il faut distinguer ce qui fait le charme de la ville d’avant 1948, et ce qui fait une partie de sa laideur d’après. La ville fut pensée, dans les années 1920, par de nombreux architectes qui souhaitaient en faire une cité d’avant-garde. De ses origines en 1909 à un siècle plus tard, la ville a traversé, en accéléré, de nombreuses époques architecturales et d’urbanisation sur une courte période. Ce qui peut, en la voyant, laisser ce sentiment de ville tentaculaire, déstructurée, impossible à cerner de par son étendue. C’est l’urbaniste, biologiste et historien écossais, Patrick Geddes, qui est l’inspirateur de la ville en 1925. A la demande du maire de Tel Aviv, Meïr Dizengoff, il imagina le développement des cités-jardins pour permettre à Tel Aviv de passer d’une petite ville à une grande agglomération et pour créer un trait d’union entre ville et campagne. Dans son article « Mythes et constructions de Tel Aviv »[25], Catherine Weill-Rochant conteste l’idée selon laquelle la construction de la ville s’est faite dans l’urgence et de manière anarchique, y voyant au contraire un processus à long terme. Pour elle,  les travaux de Geddes sont l’image même que le sionisme est une longue opération d’adaptation d’une communauté à son environnement : « Le monde entier peut constater que le sionisme est synonyme de reconstruction régionale, de meilleures relations ville/campagne »[26]. Ou comment passer d’une tension originelle des formes de sionisme rural et urbain à une recomposition originale des deux en une nouvelle mouture inédite. Du sable au béton, il a fallu opérer une mutation foncière : il fallait viabiliser les terres agricoles à Jaffa afin de les rendre constructibles. Le mélange entre les jardins organisés et la terre en friche  est un compromis entre la pure ville et la pure campagne ; bâtiments et maisons à maximum trois étages, parcelles délimitées et plan en damier aéré, délimitation claire des espaces verts publics. On passe d’un plan urbain parcellaire et morcelé à une urbanisation en grands espaces collectifs agrémentés d’espaces verts. Catherine Weill-Rochant explique dans son article comment l’architecture organique de l’époque tente dans les années 1920 de concilier le collectif et le social avec rationalité, en parvenant finalement à grouper plusieurs parcelles afin d’envisager la construction de logements ouvriers et coopératifs dans une logique sionisto-socialiste[27].

La fusion de Jaffa et Tel Aviv fut une épreuve de forces en terme de modernité, de construction urbaine (plan ancien de Jaffa et ville nouvelle de Tel Aviv), et de géopolitique. L’exemple même de cette construction sociale et urbaine de Tel Aviv-Jaffa est à l’image des tensions entre Juifs et Arabes décrites plus haut. Le quartier juif qui se greffe à Jaffa est, dès les années 1920, conceptualisé comme un quartier moderne. D’une ligne de séparation entre les deux parties de la ville en 1921, le plan d’urbanisation a progressivement grignoté les terres arabes rachetées, avant d’englober plus tard Jaffa.  Dans ce projet de ville commune, il a fallu trouver un savant mélange entre une architecture d’avant-garde qui exporte des modèles architecturaux courus dans l’Europe des années 1930, et une architecture respectueuse de l’habitat traditionnel et de ses matériaux afin de l’adapter à son environnement. Le tropisme européen générait déjà un problème originel : fallait-il faire de Tel Aviv une ville méditerranéenne à l’européenne sur le modèle des villes du Nord et de l’Est d’où étaient issus les « pères » – quitte à importer des matériaux (souvent inadaptés à l’environnement propre) – ou plutôt une ville méditerranéenne orientale avec les matériaux locaux ? Le mélange des deux options fut adopté. Bien entendu, le plan d’urbanisme choisi conditionnait fortement le choix des architectures et des matériaux. Progressivement Tel Aviv intègrera les vieux quartiers de Neve Tzedek, d’Achuzat Baït, de la ville rouge à  la ville blanche pensée par Geddes, dans une tentative d’uniformisation des espaces de vie.

Extension du domaine de la lutte hors de Jaffa : une remontée de la confrontation psychologique entre Juifs et Arabes à la frontière Nord-Sud

La frontière nord-sud dans la ville reste une cicatrice apparente depuis des décennies. Si Jaffa est devenu un lieu « tendance », huppé, destiné aux ateliers d’artistes et aux riches familles israéliennes, avec des restaurants chics, chers et conceptuels, il peut rapidement redevenir le lieu symbolique des tensions historiques entre Juifs et Arabes. Ce fut d’ailleurs le cas en 2000 lorsque des jeunes arabes israéliens ont montré leur soutien à leurs frères de Galilée lors des répressions de la seconde intifada[28]. De même, certains lieux musulmans de Tel Aviv concentrent les manifestations de protestation à l’égard de la politique israélienne. Par exemple, la mosquée Hassan Beq, sur le front de mer, au sud de Tel Aviv, a l’extérieur de Jaffa, est devenu l’emblème de la montée des tensions entre Juifs et Arabes. Construite en 1916 et rénovée en 1988 sur sollicitation de la municipalité de Tel Aviv avec le soutien de donateurs du monde islamique, la mosquée est devenu un écrin du rapprochement entre Juifs et Arabes. Vue du front de mer, elle semble aujourd’hui enserrée par l’hôtel Intercontinental Ben Gourion, symbole de la confrontation des deux mondes. Trait d’union géographique entre Jaffa l’ancienne et Tel Aviv la nouvelle, la mosquée est devenue un théâtre où se focalisent les manifestations d’hostilités de tous côtés :  en 2001, après l’attentat qui a visé la boite de nuit le Dolphinarium, des Israéliens ont protesté devant la mosquée Hassan Beq, tandis que d’autres manifestants y protestaient contre le traitement politique de la seconde Intifada par le gouvernement israélien. Ponctuellement, elle fait l’objet d’actes de vandalisme perpétrés par des extrémistes juifs, comme ce fut le cas en 2005. Actes isolés mais violence symbolique.

  1. Tel Aviv normalisée, entre paradigme de la construction du pays et antithèse paradoxale des tensions sociétales (1948-2011)

Déséquilibres économiques et sociaux autour de l’axe nord-sud

Tel Aviv a une âme. Malgré des quartiers entiers rénovés sans charme, et d’autres largement dégradés – surtout au sud – comme les quartiers de la gare routière,  le quartier yéménite et le carmel, la mégalopole bénéficie des effets durables des projections de ses créateurs. Beaucoup parlent d’un chaos urbanistique qui a tout de même produit une grande urbanité. Le front de mer est déstructuré, les buildings éparpillés, et l’architecture des quartiers hétéroclite. Il n’y a pas d’unité architecturale et tout pourrait laisser penser qu’il n y a plus de plan d’urbanisation. Il reste de larges pans dans les quartiers d’héritages des maisons bauhaus construites dans les années 1920, à un étage, cubiques, blanches, entourées de jardins plus ou moins verdoyants, et de vieux immeubles particulièrement laids des années 1970, aux fenêtres grillagées par mesure de sécurité, aux fondations surélevées sur pilotis pour faciliter la circulation de l’air  en été. Un certain nombre sont en cours de rénovation mais pas à un rythme assez soutenu face à la dégradation générale liée en partie à l’influence maritime. Entre Tel Aviv la cosmopolite et anarchique et Jaffa, bien ordonnée, la ligne de séparation historique au sud de l’agglomération regroupe désormais les strates marginalisées de la société, vivant de trafic de drogue, de vols, de la mafia, de la prostitution. Aujourd’hui, Jaffa est pleinement intégrée au paysage dans sa dimension judéo-israélienne : ligne de train régionale nord-sud de Tel Aviv qui desservira Jaffa et la reliera aux communes huppées de Ramat Gan et Petah Tikva, explosion des autorisations de constructions résidentielles menaçant les Arabes qui habitent encore dans les quartiers au sud de Jaffa.

La richesse s’est donc développée au nord, et surtout dans les quartiers très au nord de Ramat Gan par exemple. Le sud est toujours plus pauvre. Comme toute grande communauté urbaine, Tel Aviv n’a pas échappé au profond processus de ségrégation économique et sociale, appelé « gentrification », et qui s’articule autour de l’ancienne ligne de séparation municipale. Le centre s’enrichit ainsi que la banlieue nord, pendant que le sud s’appauvrit irrémédiablement et concentre tous les travers de l’économie libéralisée : drogue, prostitution, violence, pauvreté. Le maire travailliste de Tel Aviv, Ron Huldaï, élu et réélu à maintes reprises, compte bien enrichir aussi le sud et s’est engagé dans une nouvelle bataille, propre aux grandes villes : multiplier les tours afin d’amener des ressources supplémentaires, mais également désenclaver certains quartiers paupérisés en jouant la spéculation et la flambée des prix. C’est le cas du vieux quartier de Nevet Tzedeq, au sud et à proximité de Jaffa, là où il n’y a encore aucune tour et où un comité de quartier tente de se battre contre cette nouvelle stratégie d’urbanisation verticale. Les pauvres devront partir de nouveau.

Si d’un côté, Tel Aviv affiche sa prospérité économique par ses buildings, et sa city, il ne faut pas oublier qu’elle concentre une grande partie de la misère du pays, avec au sud des quartiers entiers de déshérités propres à toute grande ville (où l’on retrouve surtout les noirs africains, yéménites, des Juifs orientaux, des Soudanais, des Thaïs aux conditions de travail et de vie précaires, vivant pour un certain nombre d’entre eux à la rue). En cela, elle reflète parfaitement les privilèges sociaux, économiques et politiques dont a toujours bénéficié l’élite ashkénaze européenne et ces privilèges sont matérialisés géographiquement

La « gentrification » de Tel Aviv, contre-modèle sioniste ultralibéralisé et individualiste ?

La société israélienne s’est profondément transformée en 63 ans. En réalité, elle se transforme au quotidien et l’évolution même de certains espaces géopolitiques, de certaines villes, certains quartiers en est le témoignage.  « L’instauration au sein de la municipalité arabe de Jaffa d’une idéologie sioniste moderniste et son déploiement concret, est un premier mouvement de mondialisation radicale qui concentre, au-delà des particularismes et des singularités de la situation, l’ensemble des dimensions de la modernité européenne : nationalisme, socialisme, colonialisme »[29] explique Caroline Rozenholc, spécialiste de l’urbanisme de Tel Aviv[30] Au delà du caractère originel sioniste, socialiste, nationaliste, la ville de Tel Aviv est devenue une ville globalisée, mondialisée d’un point de vue économique, avec ses travers.  Dans les années 1980 et 1990 les politiques ont favorisé grâce à la transformation de l’économie israélienne, le développement du tertiaire, donc des tours de bureaux, des centres commerciaux et des banlieues exponentielles, et donc des mis aux bans de la société commerciale et prospère. La société étant devenue ultra-libérale, non solidaire, et précaire, la métropole est à l’identique concentrant une large part des déshérités et des marginaux de cette société du matériel. Devenu le centre financier du pays, concentrant près de 90% des industries de hautes technologies, Tel Aviv est devenue une vitrine, comme le pays :1/3 des  habitants est en dessous du seuil de pauvreté. Aujourd’hui, la géographie urbaine s’en ressent sévèrement : fidèle à l’histoire, c’est au nord-est de Tel Aviv que se trouve le poumon économique de la ville alors que les quartiers sud au-delà de l’ancienne limite municipale avec Jaffa sont plus bigarrés, plus cosmopolites et plus paupérisés que jamais. Ainsi le siège du journal Haaretz, plus vieux journal israélien, au sud de la ville, est implanté dans un quartier à majorité noire africaine, rue Schocken, à peu de distance de Florentin et de Jaffa.

La recherche de Caroline Rozenholc sur le quartier de Florentin est intéressante à plus d’un titre : dans sa thèse elle mettait en perspective l’évolution du quartier et le phénomène de mondialisation qui a touché le pays. Pour cette dernière, « un peu à la marge d’une ville au dynamisme saisissant, le quartier de Florentin fonctionne (…) comme un prisme à travers lequel déchiffrer le quotidien d’une société israélienne en pleine transformation »[31]. Ce quartier résidentiel au carrefour de la ville moderne et du centre, et de Jaffa, reflète l’histoire des vagues d’immigration qui ont peuplé la ville : quartier industriel et populaire accueillant les migrants, il sera progressivement abandonné des services publics préférant le développement du nord. Les marginaux comme les pauvres s’emparent du quartier : « Il faut souligner que c’est la lecture historique de Florentin qui permet de comprendre les distributions socio-économiques au sein de l’agglomération de Tel Aviv Jaffa et la présence, à Florentin, de l’ensemble des strates de ceux qui vivent en Israël, citoyens ou étrangers (…) ; un avant-goût d’authenticité et de melting-pot israélien, dans un vieux quartier de Tel-Aviv en plein renouveau ». Du coup, ce quartier qui était pauvre devient, face à la mondialisation et à l’uniformisation des modes de vie, un quartier authentique et exotique. De là partira la gentrification et le réembourgeoisement des quartiers déshérités. Ce qui signifie que les pauvres seront expulsés une fois encore ailleurs, plus au sud probablement, alors que les catégories bohèmes, bourgeoises réinvestiront le lieu en masse. Cela n’est pas sans rappeler les théories classiques développées par l’école d’architecture de Chicago[32]. L’évolution d’une ville est concentrique et la rotation dans un processus de construction socio-historique condamne les catégories pauvres à quitter le centre, réinvesti par les catégories aisées, qui tôt ou tard, délaisseront ce centre face à la montée des prix et à la réduction des espaces de vie pour les marges, la banlieue, qui entraînera la spéculation immobilière et fera fuir de nouveau les strates paupérisées qui seront repoussées encore plus loin du centre. Il en était ainsi quand la ville a connu une urbanisation extrêmement rapide qui s’opérait sur fond de déracinements multiples, d’extrême hétérogénéité sociale et culturelle, de déstabilisation permanente des activités, des statuts sociaux et des mentalités.

C’est au sud de l’ancienne limite municipale que l’on trouve actuellement les immigrés paupérisés. Cette pauvreté renvoie à la force d’attraction de la mégalopole et aux évolutions socio-économiques qui ont accéléré cette marginalisation de toute une partie de la société, pour la plupart non juive, non israélienne pour sûr, et venue du tiers-monde.

Israël est un pays riche de pauvres et Tel Aviv en est la tête de proue. Dans une enquête publiée par l’Institut national d’Assurance en 2010, la classe moyenne était estimée à 15% seulement des Israéliens, ce qui est très faible et largement insuffisant pour enrayer le glissement d’une large part des Israéliens en dessous du seuil de pauvreté. On estime le taux de chômage à 6,4% de la population active israélienne, chiffre qui paraît peu élevé au regard de nos sociétés mais qui, en réalité, masque la précarisation de la société et exclue les personnes qui, toujours au chomage, ne sont plus indemnisées. En réalité, l’économie israélienne s’est effritée dès les années 2000 avec le début de la seconde intifada, lorsque le chômage a grimpé jusque 11%. Le retrait progressif de l’Etat providence, la lente libéralisation de l’économie, les privatisations des entreprises publiques, la réduction des dépenses de l’Etat avec l’arrivée de la droite en 2003 – Ariel Sharon à la tête du gouvernement et Benjamin Netanyahou au ministère des finances – a accéléré le processus de paupérisation de la société, et en particulier dans les grandes villes comme Tel Aviv. Ce qui se passe sur un plan national ressurgit au centuple dans un espace concentré comme la métropole. Tandis que l’on estime le risque de basculer dans la pauvreté à 16% dans les pays de l’OCDE, un rapport de Bitouah Leumi[33], la sécurité sociale israélienne, évoque un risque de 29% en Israël, soit deux fois la moyenne des pays de l’OCDE. Un enfant sur trois vit en dessous du seuil de pauvreté ; et 49 % des pauvres viennent de familles ou au moins un adulte est pourtant employé[34]. Selon  les derniers chiffres du Taub Center en 2009 : alors qu’entre 2000 et 2009, le chiffre d’affaires des entreprises a augmenté de 59% pour les sociétés…le revenu des employés n’a augmenté lui que de 17%. Enfin selon la Jewish Virtual Library[35], il est communément admis que la plupart des éthiopiens vivent en dessous du seuil de pauvreté, avec un salaire moyen mensuel de 650 à 900 dollars pour faire vivre tout un ménage. Outre le difficile accès à l’éducation qu’elle rencontre, la communauté ethipienne souffre, en son sein, de l’emergence d’une forte délinquance articulée autour de gangs de jeunes à Rishon Lezion et à Rehovot voire a Netanya. Selon le rapport annuel publié par l’Institut national d’assurance[36], repris par Dana Weiler-Polak: « Le niveau de pauvreté en Israël a légèrement baissé pour la première fois depuis 2003, 19,8% des familles israéliennes souffrent de pauvreté en 2012, comparé au 20,5% en 2009. Le nombre d’enfants pauvres est passé de 36,3 à 35,3 entre 2009 et 2010. »  Dans le Jerusalem Post du 18 octobre,  Ruth Eglash, titrait l’un de ses articles sous forme d’un bilan effrayant: « La pauvreté a augmenté de 20% en seulement 4 ans ». On voit donc bien que si l’économie israélienne est l’une des plus compétitives au monde, une frange grandissante de la société souffre d’une pauvreté croissante…ce qui n’a rien de spécifique au pays.

Conclusion

Une ville de libertés et de tolérance aux antipodes des tensions sociales et politiques originelles et structurelles

Tel Aviv ville schizophrénique ? En quelque sorte oui mais Tel Aviv paradoxalement est aussi une ville normale, du moins normalisée. Entendons une ville qui a entamé de nombreuses mutations, et dépassé ses tensions originelles, sa construction historique tout à fait particulière, ses rapports initiaux belliqueux entre communautés locales et immigrés, pour devenir une ville attractive. Même s’il faut s’y plonger pour en déceler et en interpréter les tensions originelles qui l’habitent, elle ne manque pas d’atouts qui en font aujourd’hui une ville de tolérance et de libertés. Ce creuset du monde qui s’y retrouve, cette nature multicommunautaire en a fait une ville unique au monde, traversée par les mêmes lignes de failles sociales et économiques que les autres mégalopoles capitalistes et ultralibéralisées. Dotée de trésors historiques et d’atouts sociétaux uniques qui font office de vitrine, et de parefeu, elle est classée à l’UNESCO, grâce à ses maisons bauhaus qui sont le témoignage poignant de son développement dans les années 1930, et qui sont pourtant aujourd’hui négligées et pas toutes aussi bien rénovées qu’elles le mériteraient.

La mégalopole israélienne est à 60 km de la capitale reconnue par les Israéliens Jérusalem, 60 km de Gaza, 210 km de Damas, 210 km de Beyrouth, 400 km du Caire. En cela, Tel Aviv est donc une bulle d’air politique, culturelle, économique et sociale unique dans la région: proche en kilomètres et loin des turpitudes de ce qui se passe à Gaza, en Palestine et en Syrie, la ville juive est un havre de liberté pour tous ceux qui fuient la réalité du conflit israélo-palestinien. On s’y amuse, on fait la fête, on profite de la mer. Les minorités vivent en toute liberté, les jeunes oublient l’avenir. Bien sûr il vaut mieux y être à nouveau juif, ashkénaze, russe plutôt qu’oriental, éthiopien, ou arabe. Mais finalement la résilience, ou les traumatismes violents de sa constitution tout comme l’agrégation de multiples communautés sur un temps record, lui donnent un dynamisme, une ouverture d’esprit unique dans la région. Malgré ce que certains politiques tenteraient de faire croire à leurs populations, c’est peut être le rôle déterminant et stimulant de l’immigration, qui arrive avec ses coutumes, sa modernité, ses us, ses traditions, qui a permis à Tel Aviv de rester, malgré les vents contraires dans la région, y compris dans le pays comme à Jérusalem où les esprits se referment jour après jour avec l’obscurantisme juif religieux et le nationalisme extrémiste, un espace avant tout unique de libération pour près d’un million d’habitants. Soit un Israélien sur sept.

 

 

BIBLIOGRAPHIE

T.Herzl (1896), Altneuland, Paris.

L.Loüer (2003), les Citoyens arabes d’Israël, Paris, Balland.

A.Fink et J.Press (1999), Independance Park, the lives of gay men in Israel, Stanford, Stanford University Press.

B.Kimmerling (2003), Politicide, Paris, Agnès Viennot.

E.Benbassa et J-C.Attias (2001), Israël, la terre et le sacré, Paris, Champs Flammarion.

B.Morris (2003), Victimes, histoire revisitée du conflit arabo-sioniste, Bruxelles, éditions Complexe.

B.Morris (1988), The Birth of the Palestinian Refugees Problem, Cambridge, Cambridge University Press.

S.Boussois (2008), Israël confronté à son passé, essai sur l’influence de la nouvelle histoire en Israël, Paris, L’Harmattan.

I.Pappé (2008), le Nettoyage ethnique de la Palestine, Paris, Fayard.

Sébastien Boussois

[1]              Bloomsbury, Londres, 2006.

[2]              Les Juifs ont toujours rêvé de Jérusalem comme symbole du retour à la Terre Sainte mais aussi comme capitale réunifiée du peuple d’Israël. Les sionistes ont fait de la ville sacrée leur capitale malgré le désaveu de la communauté internationale qui re connaît Tel Aviv et pose la question en suspens de la future capitale de l’Etat Palestinien. En attendant, siège du gouvernement et parlement, la Knesset, sont à Jérusalem alors que toutes les ambassades étrangères sont à Tel Aviv.

[3]              Haaretz, 19 juillet 2007.

[4]              1.200.000 russophones débarquent en Israël d’ex-URSS et d’Ukraine, la plupart sans culture juive.

[5]              Ces famines ont conduit les Falashmuras, descendants mythiques du Roi Salomon et de la reine de Saba, à s’installer en Israel. Aujourd’hui, ils vivent une vraie crise identitaire et font partie des couches les plus défavorisées de la population.

[6]              « Tel Aviv » en hébreu

[7]              Titre de l’essai du journaliste autrichien, devenu père du sionisme et inspirateur de la création d’Israël en 1896

[8]              Balland, voix et regards, 2003, p.20.

[9]              Compagnie aérienne American Airlines

[10]             pour plus d’informations, lire l’ouvrage de Amir Sumaka’i Fink et Jacob Press, Independance Park, the lives of gay men in Israel, Stanford University Press, Stanford, 1999.

[11]             http://www.fugues.com/main.cfm?l=fr&p=100_Article&article_id=18541&rubrique_ID=75

[12]             http://www.lexpress.fr/actualite/monde/attentat-homophobe-meurtrier-a-tel-aviv_778188.html

[13]             Politicide, Agnès Viennot, Paris, 2003.

[14]             Ville promise… ville due ? tel Aviv et Jaffa dans la Palestine d’avant Israël, Moyen-Orient n°2, août-septembre 2009.

[15]             Même si les choses semblent avoir bien changé aujourd’hui puisque la droite nationaliste considère Tel Aviv comme ce fameux repère de gauchistes et de libéraux, au sens anglophone du terme.

[16]             Israël, la terre et le sacré, champs Flammarion, Paris, 2001, p.272-273.

[17]             La Commission Peel est une commission d’enquête britannique qui tenta en 1936 de proposer des modifications de la Palestine mandataire suite au déclenchement de la grande révolte arabe.

[18]             Pour plus de détails sur le plan de partage des Nations unies, consulter l’ouvrage de Benny Morris, Victimes, histoire revisitée du conflit arabo-sioniste, éditions Complexe, Bruxelles, 2003

[19]             Premier ouvrage du nouvel historien qui défie l’historiographie israélienne classique par ses révélations grâce à l’exploitation pionnière des archives de l’époque déclassées en 1978, Cambridge University Press, Cambridge, 1988.

[20]             Op.cit., p.14 à 17.

[21]             Pour comprendre les querelles d’historiens entre expulsion ou départ volontaire des Arabes, lire également Sébastien Boussois, Israël confronté à son passé, essai sur l’influence de la nouvelle histoire en Israël, L’Harmattan, Paris, 2008 ; mais aussi Ilan Pappé, le Nettoyage ethnique de la Palestine, Fayard, Paris, 2008.

[22]             Op.cit.

[23]             Op.cit. p.107.

[24]             Londres, 1983.

[25]             Paru dans le bulletin du CRFJ, le Centre Français de Jérusalem, en 2003

[26]             Town-planning Report- Jaffa and Tel-Aviv, rapport dactylographié, Tel Aviv, 1925.

[27]             Plusieurs éléments ont été repris de l’article de Catherine Weill-Rochant, « Mythes et constructions de Tel Aviv », p.91 et suites, op.cit.

[28]             Il y eut 13 morts coté arabe par la police israélienne.

[29]             « Tel Aviv a cent ans ! 1909-2009 : un siècle de globalisation au Proche-Orient », EchoGeo n°8, mars 2009, p.4

[30]             Auteur d’une thèse intitulée « Florentin : un lieu dans la mondialisation. Analyse des transformations socio-urbaines d’un quartier du Sud Tel-Aviv (Israël) 2005-2008 ».

[31]             http://www.mshs.univ-poitiers.fr/migrinter/e-migrinter/201006/e-migrinter2010_06_090.pdf

[32]             Comme Tel-Aviv, Chicago devint aussi le lieu emblématique de la confrontation des origines et des cultures, ainsi que le symbole même de la délinquance et de la criminalité organisée. Pour les sociologues de son université, elle représentait un terrain d’observation privilégié ou, mieux encore, pour reprendre le mot d’un des membres de cette école, Robert Park, un véritable « laboratoire social »[32].

[33]             Hamodia, 23 janvier 2012.

[34]             Chiffres 2010 de l’OCDE repris dans le dossier « Adressing poverty in Israel » ? Israel Philanthropy Advisors

[35]             http://www.jewishvirtuallibrary.org/jsource/Judaism/ejhist.html

[36]             Haaretz, 17 novembre 2011.